Jokosun Image de presentation
Auteur : Thomas PEDOT
Publiée : 28 nov. 2018
Mise à jour : 04 avr. 2024

Diaspora africaine : et si "Elle" changeait le capitalisme

Voilà ce que l'on appelle une tendance médiatique : quelque soit l’heureux élu ou prétendant, les comparaisons entre des places africaines et le moteur économique de la Californie vont bon-train. Plus globalement, c’est le continent africain dans son ensemble que l’on désigne comme la Silicon Valley de demain, structurée autour de grands pôles démographiques et économiques, tels Lagos ou Nairobi.

Le défi de l'Afrique face au modèle économique de la Silicon Valley

Au premier abord, il y a largement de quoi se réjouir. En effet, de telles comparaisons augurent une sorte de pas de géant des économies africaines, qui se propulseraient directement, sans étape transitoire, dans « l’économie de la connaissance ». En d’autres termes, passer de suite à des entreprises innovantes, à très forte valeur ajoutée, sans devoir supporter une ère industrielle difficile comme l’ont fait les Tigres et Dragons asiatiques pour financer leur développement à long terme. Jusque-là, tout semble aller pour le mieux.

Mais la comparaison est-elle pour autant pertinente ? Plus encore, ce calque du modèle américain est-il souhaitable pour l’Afrique ?

Pour y voir plus clair, il est essentiel de commencer par voir ce qui se cache précisément sous les termes brillants de Silicon Valley. Spontanément, elle fait penser à l’innovation, au numérique, au bien-être au travail. Mais peut-être faut-il aller plus loin que la seule intuition, et observer les corps économiques qu’elle recèle. En l’occurrence, son porte-drapeau, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), est éloquent. Voici leurs capitalisations boursières (US dollars, août 2018) :

En un mot, des géants. Mais cela va bien au-delà de son club des cinq. La Silicon Valley a ce gigantisme dans les tripes. En témoigne l’emballement médiatique récent autour des licornes, ces jeunes entreprises qui dépassent le milliard sur les marchés financiers. L’attrait qu’elles représentent pour les investisseurs vient tout droit de leur business model : d’une manière ou d’une autre basé sur des effets réseaux, elles cherchent à amorcer des effets boules de neige dans l’adoption de leur marque et ainsi avoir une prise quasi monopolistique sur un marché ou un autre. Ce sont des entreprises cherchant une croissance exponentielle perpétuelle, et donc desquelles on peut espérer une bonne plus-value lors de la revente de titres d’actions. Mais alors, quel mal à ça ? Ce n'est pas tant dans le modèle des licornes en lui-même qu'il faut chercher le mal, mais plutôt dans le fait qu'il brille tellement qu'on en oublie le reste. Ce "reste", moins tape-à-l'oeil mais qui doit pourtant être le poumon de la société. Soyons clairs d’emblée : non, l’apparition récente des premières licornes d’Afrique et le développement potentiel de nouvelles ne représente en aucun cas le salut économique et social du continent.

Ce n'est pas dans le modèle des "licornes" en lui-même qu'il faut chercher le mal, mais plutôt dans le fait qu'il brille tellement qu'on en oublie le reste. Ce "reste", moins tape-à-l'oeil mais qui doit pourtant être le poumon de la société.​

L’agriculture, la santé, l’énergie sont des thèmes tangibles

La première, et la plus évidente, c’est que ce modèle d’entreprise n’est pas adapté à tous les secteurs de l’économie. On ne cherche pas une augmentation exponentielle et perpétuelle du nombre de quintaux par hectare d’arachide. C’est par nature limité. L’agriculture, la santé, l’énergie, la restauration … autant de thèmes tangibles, dont la présence ou l’absence est vécue au quotidien par les populations, ne se retrouvent pas dans ce modèle boursier. À trop se focaliser uniquement sur ses grands champions de l’innovation l’Afrique risque de foncer dans un mur pourtant bien connu, qui se contente de changer de forme : celui de l’ultra-spécialisation d’une économie (traditionnellement l’extraction de matières fossiles ou minérales), qui concentre les richesses dans les mains de peu d’acteurs et est incapable d’envoyer assez de liquidités et aux bons endroits pour créer une structure économique pérenne et égalitaire.

Alors certes, les nouvelles technologies, venant parfois de start-up valorisables sur les marchés, peuvent très largement aider les acteurs de ces secteurs tangibles que sont l’agriculture, la santé, etc. Les exemples ne manquent pas. Mais toujours faut-il que ces nouvelles technologies puissent rencontrer des acteurs intéressés, structurés en entreprises et cherchant à investir sur le moyen terme pour améliorer la productivité de leur travail. En somme, la base. Et c’est bien ça qu’il manque souvent, aujourd’hui.

À trop se focaliser uniquement sur ses grands champions de l’innovation l’Afrique risque de foncer dans un mur pourtant bien connu, qui se contente de changer de forme : celui de l’ultra-spécialisation d’une économie (traditionnellement l’extraction de matières fossiles ou minérales), qui concentre les richesses dans les mains de peu d’acteurs et est incapable d’envoyer assez de liquidités et aux bons endroits pour créer une structure économique pérenne et assez égalitaire.

Les défis des PME africaines : L'enjeu crucial du développement économique et de l'emploi

Nous touchons ainsi à notre deuxième point critique. Les premières licornes africaines, qui sont donc capitalisées à plus d’un milliard de dollars, ne sont que la face visible de l’iceberg financier du continent. La partie immergée, dont on parle moins, c’est notamment ce chiffre : 84% des PME africaines n’arrivent pas à trouver les fonds nécessaires pour faire durer et consolider leur activité. Résultat : elles ne représentent que 33% du PIB continental, et surtout ne contribuent à la création globale d’emplois qu’à la hauteur de 45% (contre 90% dans le reste du monde). Dans ce contexte, 90% de ces start-up que l’on vante tant restent mort-nées. Toutes ces initiatives entrepreneuriales échouées ou fortement limitées par la pression financière rejettent un flux énorme de personnes dans l’économie informelle. S’il est indéniable que celle-ci est très utile sur le court terme pour lutter contre l’extrême précarité, elle reste par nature très peu productive et ne constitue donc en aucun cas un moteur au développement. De même, les travailleu(rs)(ses) de l’économie informelle ne sont insérés ni dans le circuit bancaire, ni dans le circuit étatique (cotisations pour créer un système redistributif, de retraites notamment). Enfin, l’économie informelle a une capacité d’absorption limitée, qui ne saurait résister à la pression démographique propre au continent le plus jeune du monde (environ 50% de la population est âgée de moins de 25 ans). Ainsi, c’est avant tout le développement de PME, au grand potentiel de création d’emplois, qui est aujourd’hui vital pour le continent africain.

Dans le même temps, nous pouvons relever un autre trait constitutif des économies africaines : la contribution de la diaspora (ou « des diasporas ») dans le PIB, via les transferts d’argent qu’ « Elle » réalise. Sur la seule année 2016, cette manne financière se situait entre 60 et 65 milliards de dollars, auxquels il faut rajouter environ 20 milliards de dollars qui ont transité, eux, par des canaux informels. À titre de comparaison, sur la même année, le montant total des investissements étrangers en Afrique s’est établi à 50 milliards de dollars, et celui de l’aide publique au développement à 56 milliards de dollars. Le constat est d’autant plus intéressant que la tendance globale de ces transferts est à la hausse : selon les valeurs retenues, entre 35 et 45% de croissance sur la décennie 2007-2017. Où que soit située la réalité entre ces deux chiffres, cela reste énorme. Le poids de ces transferts dans les économies est très variable selon les pays et régions. Ainsi, l’argent de la diaspora contribuerait en 2016 à approximativement 4.8% du PIB ouest-africain, contre 2.3% en moyenne sur le continent. Et au sein de l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal se démarque tout particulièrement par le poids de sa diaspora : 13,5% du PIB en 2016 !

Enfin, il est à noter qu’au-delà des efforts de solidarité financière consentis par les membres de la diaspora, les valeurs devraient continuer à augmenter mécaniquement dans les prochaines années. En effet, l’Afrique doit supporter les frais d’envois [monétaires] les plus lourds au monde, avec une moyenne continentale s’élevant à 10% de la somme envoyée, et pouvant parfois atteindre 14,6%. Le mobile money, et désormais le mobile banking avec des fines fleurs de la fintech africaine, conscientes des enjeux de développement, devraient permettre une réduction conséquente des coûts de transaction. L’objectif des 5% de la somme totale étant fixée comme cap directeur.

Par ailleurs, la ferme volonté de la CEDEAO d’instaurer à terme une monnaie unique, et la nécessité de trouver un compromis avec le Nigéria, pourrait mener à une réforme du franc CFA. Le désalignement progressif avec l’euro affaiblirait la monnaie (ce qui n’est pas un mal pour des économies en développement) et, de ce fait, la même somme d’euros transférée par un membre de la diaspora aurait un poids beaucoup plus fort dans son pays de réception.

Nous avons donc ce schéma paradoxal : un manque de financement cruel des PME africaines, et des transferts de fonds par la diaspora qui servent dans l’immense majorité à la consommation courante des proches restés au pays. La manne financière diasporique est donc surtout une aide individuelle aux effets conjoncturels. Pourquoi ne pas convertir une partie de ces transferts en investissements productifs dans les PME, devant produire des effets collectifs, structurels, de développement pérenne ? Que cet argent ne soit pas juste dépensé à un instant i, mais démultiplié par des entrepreneuses et entrepreneurs ancrés dans leur territoire et y injectant quotidiennement des liquidités. Aujourd'hui plus que jamais, cette opportunité est réelle.

Plus de la moitié des PME africaines à la recherche d'investissements pour développer leur activité

En effet, le manque d’investissement à distance dans de petits projets (non boursiers, non médiatisés) est lié basiquement :

  • au manque d’informations sur les projets en développement (il faut être au courant qu’ils existent)
  • au manque de communication, et donc de transparence, que l’on peut anticiper entre l’entrepreneur et ses investisseurs une fois le projet amorcé.

Les interfaces numériques viennent pallier ces problèmes. Elles permettent dans une première phase la visibilité des projets, et peuvent garantir par la suite un haut degré de transparence entre l’entrepreneur et ses investisseurs (partage de la comptabilité, échanges plus fréquents, etc). Cette condition a permis l’éclosion dans le monde de nouveaux modes de financement, participatifs, via des plateformes : le crowdequity, qui est une prise de participation au capital d’une entreprise, et le crowdlending, qui est un micro-prêt (sans les taux d’intérêts stratosphériques). Le crowdequity est d’autant plus intéressant que la principale réticence des banques à prêter aux PME en Afrique subsaharienne vient du manque de capitaux propres des demandeurs. En plus d’apporter des fonds propres, ce mode de financement peut donc permettre à l’entrepreneur africain de débloquer ultérieurement des prêts.

Pourquoi ne pas convertir une partie de ces transferts en investissements productifs dans des PME, devant produire des effets collectifs, structurels, de développement pérenne ? Que cet argent ne soit pas juste dépensé à un instant i, mais démultiplié par des entrepreneuses et entrepreneurs ancrés dans leur territoire et y injectant quotidiennement des liquidités. Aujourd’hui plus que jamais, cette opportunité est réelle.

L'Afrique : Vers un modèle de capitalisme durable et inclusif

Cette opportunité est donc bien possible, réelle. Mais elle est surtout exceptionnelle et unique. De ce qui est très clairement une forte contrainte financière à la base, l’Afrique pourrait tirer son propre modèle de capitalisme, durable et plus distribué. Ah ! Après toutes ces lignes, on en revient enfin à ce titre aguicheur. Une fois n’est pas coutume, nous allons verser dans l’anticipation, car l’on traite ici d’un processus viable, qu’il est fondamental de s’approprier pour le stimuler. Alors, pourquoi ?

Les profils et motivations des investisseurs de la diaspora seraient bien différents que dans les circuits traditionnels. Nous avons ici des personnes qui avaient pour habitude de donner sans attente de retour financier. Pour aider, en somme. Le passage à l’investissement productif (que ce soit sous forme de capitaux propres ou de prêt) implique bien sûr un retour financier, mais on voit bien par la trajectoire des investisseurs que ce n’est pas celui-ci qui va primer ou en tout cas être l’unique facteur décisionnel. La nature précise de l’activité, ses impacts externes (qui n’impactent donc pas le retour sur investissement) sur l’économie, la société et l’environnement locaux risquent d’occuper une place majeure dans les choix d’investissements des membres de la diaspora. Les projets responsables et inclusifs partiraient avec une longueur d’avance décisive. De fait, le maillage actuellement manquant des économies africaines, les PME, pourrait se construire immédiatement sur un modèle durable. Le changement dans le capitalisme, il s’opère donc déjà là : des investisseurs d’une nouvelle nature, pour des investissements d’une nouvelle nature.

réinventer, par la collaboration constante entre africains et diaspora, la finalité des entreprises au sein de la société.

Mais nous pouvons aller plus loin, et boucler la boucle. « L’Afrique, cette nouvelle Silicon Valley ». Il est très probablement souhaitable que des licornes émergent. Mais, aussi géantes soient-elles, ces quelques entreprises seront toujours insérées dans le tissu de base de l’économie, les PME. Si sur le continent celles-ci se construisent sur un modèle inclusif et responsable, alors les structures des géants devront suivre. La Silicon Valley a produit des géants, globalement apolitiques et focalisés sur l’envol de leurs capitalisations boursières. En développant et structurant dès maintenant son économie autour de PME durables, grâce à l’investissement de la diaspora, l’Afrique a cette opportunité unique de créer son propre visage du capitalisme. Pas de copier-coller de la Silicon Valley, mais au contraire créer, avec les conditions africaines spécifiques, un modèle de développement spécifique à l’Afrique. On parle beaucoup du saut énergétique de l’Afrique (directement les énergies renouvelables), de son saut numérique (directement économie de la connaissance) … mais le saut majeur qui se présente au continent noir est probablement ailleurs : réinventer, par la collaboration constante entre africains et diaspora, la finalité des entreprises au sein de la société.

Simon Pujau, en charge du développement stratégique et commercial de Jokosun

Articles Similaires